D’ailleurs • Ralf Altrieth • Mamadou Cissé • Stefanie Heyer • Soo Kyoung Lee • Quentin Liu • Kira VygrivachEn mars-avril 2022, nous avions organisé une exposition intitulée D’ici de là qui présentait des travaux de plasticien(ne)s habitant ou travaillant à Fresnes. Dix-huit mois plus tard, cette nouvelle exposition en prend le contrepied et donne à voir des travaux d’une sélection d’artistes né(e)s à l’étranger – Allemagne, Chine, Corée du Sud, Russie, Sénégal – qui se sont installé(e)s en France pour y travailler. En ceci, ces artistes perpétuent une longue tradition qui a vu notre pays accueillir des plascien(ne)s né(e)s hors de nos frontières. Faut-il le rappeler, ce que les historiens de l’art ont coutume de désigner sous le terme d’Écoles de Paris, de 1900 à 1960, qui ont fait de notre capitale le centre mondial de la création artistique de la première moitié du XXe siècle, étaient très majoritairement composées de ressortissants étrangers…
Pour cette exposition, la diversité est toujours de rigueur. L’Allemagne nous apporte les compositions expressionnistes de Ralf Altrieth et celles, plus minimalistes, de Stefanie Heyer, la Corée du Sud les abstractions colorées de Soo Kyoung Lee, le Sénégal les paysages urbains revisités par Mamadou Cissé, la Russie les photographies oniriques de Kira Vygrivach, la Chine les narrations critiques de Quentin Liu.
Depuis plusieurs années, Ralf Altrieth, né en Allemagne et installé dans le Gard, peint des épisodes tirés d’un monde imaginaire et fantaisiste qu’il semble avoir créé de toutes pièces. Mais, à plus y regarder, on se demande s’il s’agit des reflets d’un monde intérieur ou de la relecture d’une réalité extérieure ? La question reste ouverte… Ce qui est certain, c’est que ses œuvres se veulent narratives, racontent des histoires, tristes ou cocasses, mais toujours décalées, voire dérangeantes ou provocatrices… Elles répondent à ce principe de nécessité intérieure revendiquée par Kandinsky qui écrivait : « Quiconque ne sera pas atteint par la résonance intérieure de la forme (corporelle et surtout abstraite) considèrera toujours une telle composition comme parfaitement arbitraire. » Les peintures de Ralf Altrieth remettent en cause nos certitudes. Il y est, certes, question de réalité, mais d’une réalité qui transcende les apparences, souvent trompeuses, de notre monde physique. Comme si l’artiste était doté d’une vision radiographique qui permet de sonder le dessous de la surface des choses pour se concentrer sur leur essence. C’est pour cela qu’il évite l’écueil de la caricature, même lorsqu’il se veut drôle ou critique. Il s’agit d’un travail de détournement – ou plutôt de recentrage – des certitudes perceptives au profit de la vision d’un troisième œil qui sonderait les tréfonds de notre humanité.
Autodidacte, Mamadou Cissé, né au Sénégal et vivant dans le Val-d’Oise, arrive en France à 18 ans. Il y exerce différents métiers tout en pratiquant le dessin. À partir de 2001, il prend les fonctions d’agent de sécurité de nuit. Ce changement en amène un autre dans sa pratique du dessin. Il entreprend alors de représenter des ensembles urbains vus du ciel. Ses veilles nocturnes lui permettent de réaliser des ensembles kaléidoscopiques soignés, des mégalopoles de plus en plus précises. Sous son trait, naissent des ensembles urbains, articulés autour d’axes de circulation dans un savant jeu de perspectives. Ses villes imaginées se font le reflet de projets architecturaux utopistes. La cité est au centre de ses préoccupations et l’architecture une passion. Les grands ensembles sont pour lui un lieu d’émerveillement. Il ne se lasse pas de cet environnement urbanisé, de cette concentration tant décriée par d’autres. Ses yeux s’élèvent vers les hauteurs, vers ces espaces que l’homme conquiert peu à peu. Derrière cette fascination pour les lieux construits, se dissimule une foi dans le progrès. Mamadou Cissé croit en un futur meilleur aux conditions de vie plus agréables. Ses dessins exécutés au moyen de stylos et de feutres sont les manifestes de villes rêvées. L’incroyable densité de ses environnements urbains traduit son désir de logement pour tous. La couleur y tient une place de premier ordre. Cet artiste-urbaniste utopiste imagine des environnements architecturaux aux murs colorés afin d’apporter joie et gaieté aux habitants.
Effacements et surgissements – picturaux et mémoriels – caractérisent le travail de Stefanie Heyer. Allemande, installée à Paris, appartenant à une génération qui n’a connu ni la guerre ni ses séquelles, elle reste toutefois hantée par un passé dans lequel se mêlent des réminiscences personnelles et des traces laissées par les convulsions historiques de son pays natal. Dans ses Vestiges, elle procède par superposition de documents appartenant à ses archives familiales ou chinés dans des brocantes, qu’elle transfère sur papier. Elle en couvre alors partiellement la surface avec un nuage d’encre de Chine ou par des frottages au graphite sur des papiers peints ou au sol. Elle opacifie ainsi le support sans cependant masquer complètement les images sous-jacentes. Puis elle plie les feuilles. Vues de loin, ces pièces semblent appartenir à la longue tradition d’une abstraction géométrique rigoureusement achrome. Ce n’est qu’en s’approchant que le spectateur découvre ce qui a été dérobé à son premier regard. Il tente, non sans un effort, de l’identifier et de se l’approprier. Ce processus de reconnaissance d’un objet à partir de vestiges lacunaires ou floutés transpose, dans le domaine plastique, celui de la remémoration de souvenirs plus ou moins précis et de leur relecture à l’aune d’un monde qui n’est plus celui de leur genèse.
La peinture de Soo Kyoung Lee, née en Corée du Sud et travaillant à Bagnolet, Bruxelles et Séoul, ne se donne pas comme une marchandise banale. Elle se mérite. Pour qu’elle se manifeste et révèle son essence, le spectateur doit d’abord accepter de la reconnaître, dans le sens où un père reconnaît son enfant. Il doit l’admettre, la nommer, la désigner. Ce n’est qu’alors qu’elle s’ouvre et se donne. C’est que cette peinture récuse toute approche esthétique ou esthétisante et se refuse à la moindre velléité matiériste. Seuls la couleur, uniforme et intense, et le geste, impérieux, se donnent à voir d’emblée. Ils sont reçus comme une gifle inattendue. Ce n’est qu’après avoir accepté de reconnaître ces œuvres comme des peintures que se manifeste une présence, celle de l’artiste et de son action, mais aussi celle de l’observateur, devenu acteur, complice, entraîné, presque à son corps défendant, dans un tourbillon vertigineux. Il s’agit donc d’un processus de manifestation d’une réalité cachée, d’une épiphanie, au sens étymologique de ce mot. Les peintures de Soo Kyoung Lee manifestent un invisible qui jaillit, comme par effraction, de l’arrière de la surface, la transperce, ouvre une brèche, une béance dans l’uniformité de la plage colorée pour déborder, dégouliner vers le spectateur, telles les entrailles d’un animal de boucherie en cours d’éviscération. Les couleurs sont violentes, comme le geste de l’artiste, mais souvent contenues par un réseau de lignes d’une autre couleur, noir ou rouge, bleu ou vert, qui retient l’épanchement coloré, un peu à la manière des côtes d’une improbable cage thoracique. L’invisible manifesté, c’est le bouillonnement intérieur de l’artiste qu’une pudeur très orientale dépersonnalise, dédramatise, distancie, dans une recherche d’universalité dépassant l’individu.
Français d’origine chinoise, Quentin Liu est arrivé pour la première fois en France à l’âge de 24 ans, en 2002. Il s’est installée dans les Yvelines .Pour lui, né dans un pays totalitaire, l’artiste est avant tout un lanceur d’alerte. Témoin du changement radical de l’art contemporain chinois, il a été marqué par l’hostilité du gouvernement de son pays envers les artistes et par les campagnes de lavage de cerveau opérées par les principaux médias. Il a ainsi pris conscience de l’importance du rôle de l’artiste dans un contexte où la démocratie et la liberté d’expression sont sérieusement remises en cause. La politique, la mondialisation et le consumérisme sont les thèmes de prédilection qui irriguent sa peinture. Se référant souvent à Manet et à Delacroix, il donne à ses compositions un caractère quasi cinématographique. Devant ses toiles, le regardeur perçoit de multiples tensions dans les scènes qui y sont figurées : interrogatoires, inaugurations officielles, contrôles sanitaires… Les détails, souvent symboliques, dessinent une narration forte qui questionne le spectateur. L’artiste nous fait part de ses observations, suscite les interrogations, mais nous laisse la tâche de tirer des conclusions et de proposer des solutions potentielles.
Kira Vygrivach est une photographe et cinéaste russe, née à Moscou et installée à Paris depuis 2013. Dans ses travaux photographiques, elle explore, à l’instar d’Alice traversant son miroir, la fine frontière entre rêve et réalité. Les eaux, dormantes ou légèrement animées de vaguelettes, et les arbres sont souvent présents dans ses compositions. Ce sont, selon ses propos, « deux symboles de vie qui se fondent en se mettant en alliance avec le ciel, pour révéler et purifier tout autour. » Elle fait ainsi sien le propos de Gaston Bachelard quand il écrivait, dans L’eau et les rêves : « C’est près de l’eau que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. » Kira Vygrivach ne recourt à aucun artifice lors de la prise de vue ni n’effectue de traitement numérique a posteriori. Devant ses clichés, le spectateur est déstabilisé. Il doit faire des efforts pour comprendre la nature de ce qui lui est donné à voir, pour distinguer la réalité de son reflet sur la surface liquide, pour comprendre la façon dont ils fusionnent, pour imaginer comment la vue a pu être prise… L’eau y est simultanément opaque, transparente et réfléchissante. Elle a la faculté d’arrêter le cours du temps dans un état d’instabilité, ouvrant grand les portes sur un univers énigmatique dans lequel la raison se perd, les notions d’évidence et de mirage, de durable et d’éphémère, de réel et d’irréel, de ciel, d’eau et de terre, de dessus et de dessous, de stabilité et de dérive, de haut et de bas, de présent et de passé… se confondent en un tout harmonieux, désirable mais insaisissable. Plus généralement, Kira Vygrivach ébranle nos certitudes et remet en question nos convictions les plus ancrées. Et si notre monde n’était pas seulement matériel, mais aussi un dispositif à mettre en œuvre pour une quête spirituelle, un outil de découverte d’un univers autre, affranchi des pesanteurs et contingences que nous nous imposons stupidement ?